Lettre ouverte aux organisateurs du Congrès français de psychiatrie 2025
À l’attention de
Mesdames, Messieurs les organisateurs et orateurs du Congrès français de psychiatrie 2025
Paris, le 2 décembre 2025
Objet : Inquiétudes majeures de la Commission des citoyens pour les droits de l’homme concernant le programme du Congrès français de psychiatrie 2025
Mesdames, Messieurs,
En tant que présidente de la Commission des citoyens pour les droits de l’homme (CCDH), association dédiée à la défense de la dignité et des droits fondamentaux des personnes en psychiatrie, il apparaît nécessaire de vous faire part de notre profonde préoccupation à la lecture du programme du Congrès français de psychiatrie 2025 qui se tiendra à Cannes.
Votre congrès occupe une place centrale dans le paysage psychiatrique français. Les thèmes que vous choisissez de mettre en avant influencent les pratiques cliniques, les recherches et, in fine, la vie de milliers de personnes. C’est précisément pour cette raison que certaines orientations de votre programme nous paraissent extrêmement problématiques au regard des droits de l’homme.
Nous relevons en particulier :
- La promotion de pratiques hautement invasives et traumatisantes
Plusieurs sessions visent à « optimiser » l’électroconvulsivothérapie (ECT) ou à en réduire la « sous-utilisation ». Or, de nombreux témoignages recueillis par notre association décrivent l’ECT comme une expérience profondément traumatisante, associée à des pertes de mémoire importantes, à un sentiment de violence subie et à un défaut de consentement véritablement libre et éclairé. Faire de cette pratique un axe de “modernisation” plutôt que de la questionner radicalement au regard des droits fondamentaux nous inquiète au plus haut point.
Les propres données de l’Assurance maladie montrent que l’ECT n’est en rien une pratique marginale : selon la Caisse nationale d’assurance maladie, plus de 25 000 séances d’électroconvulsivothérapie sont remboursées chaque année par la Sécurité sociale, codées dans la CCAM sous l’acte AZRP001.
Pour la seule année 2019, 26 632 actes techniques médicaux correspondant à des séances d’ECT ont été recensés, pour un montant remboursé de près de 977 000 euros, auxquels s’ajoutent 28 752 actes d’anesthésie associés, remboursés à hauteur d’environ 1,4 million d’euros.
Sur le plan normatif, la situation française est particulièrement problématique : il n’existe aujourd’hui aucune recommandation de la Haute Autorité de santé spécifiquement dédiée à l’ECT. La pratique continue d’être « encadrée » par un texte de l’ancienne Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES), « Indications et modalités de l’électroconvulsivothérapie », publié en 1998, c’est‑à‑dire avant la création de la HAS, et toujours cité comme référence officielle plus de 25 ans plus tard.
L’IRDES souligne elle-même que ces recommandations de l’ANAES, qui datent de la fin des années 1990, n’ont jamais été réévaluées de façon systématique par la HAS alors même que la procédure reste l’une des plus invasives de la psychiatrie contemporaine (https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/267-le-recours-a-l-electroconvulsivotherapie-en-france.pdf). Cette pratique impliquant anesthésie générale répétée, convulsions provoquées et risques cognitifs sérieux repose encore sur un cadre datant d’avant 2000 illustre un décalage majeur entre l’ampleur de son usage réel et la mise à jour des garanties de sécurité, d’information et de consentement.
Au niveau international, plusieurs instances ont exprimé des réserves fortes. L’Organisation mondiale de la santé rappelle que l’ECT ne doit être administrée qu’avec le consentement de la personne concernée et que son usage sans consentement est contraire aux standards internationaux de respect de la dignité et de l’intégrité de la personne.
Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a, à plusieurs reprises, classé l’ECT pratiquée sans consentement libre et éclairé, ou sur des groupes vulnérables, parmi les traitements susceptibles de constituer des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens du droit international, appelant les États à l’interdire dans ces conditions.
Plus récemment, le Tribunal fédéral suisse, dans un arrêt du 22 février 2023, a expressément jugé que l’exécution forcée d’une électroconvulsivothérapie constitue une atteinte grave à l’intégrité physique et psychique et touche « de manière centrale à la dignité humaine », refusant l’ECT imposée à une personne internée au nom des droits fondamentaux et des conventions internationales (Tribunal fédéral suisse, Arrêt 6B_1322/2022, 22 février 2023).
Dans ce contexte, voir un congrès national de psychiatrie chercher à « optimiser » et à étendre une pratique déjà remboursée à hauteur de plus de 25 000 séances par an, sur la base de recommandations vieilles de plus de 20 ans et jamais réévaluées par la Haute Autorité de santé, sans ouvrir de débat approfondi sur les droits fondamentaux, apparaît pour notre association comme un signal extrêmement préoccupant.
- La médicalisation massive de publics vulnérables, notamment les enfants et les personnes âgées
Votre programme comprend de multiples sessions consacrées à la prescription de psychotropes chez les enfants et adolescents, à l’extension des diagnostics comme le TDAH, ainsi qu’à l’usage de médicaments puissants chez les femmes en période périnatale et chez les personnes âgées, parfois sous traitement antidépresseur au long cours.
Cette orientation interroge la place laissée aux alternatives éducatives et sociales pourtant recommandées par l’ONU et l’OMS, la prise en compte des effets secondaires et des risques de dépendance, et surtout la réalité du consentement des familles et des patients mineurs. La psychiatrisation toujours plus précoce de l’enfance et l’usage de molécules aux effets profonds sur le développement du cerveau ne peuvent être abordés sans un débat éthique approfondi, incluant les associations de défense des droits de l’enfant et les organisations indépendantes.
Les données officielles françaises confirment une dynamique d’augmentation rapide des prescriptions chez les mineurs : selon le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, sur la base des travaux ANSM/Epi‑Phare, la consommation de psychotropes chez les enfants et adolescents a augmenté en 2021 de 16% pour les anxiolytiques, de plus de 200% pour les hypnotiques et de plusieurs dizaines de pourcents pour les antidépresseurs et antipsychotiques, par rapport à 2014.
Entre 2014 et 2021, les prescriptions de psychotropes chez les moins de 20 ans ont ainsi connu une hausse estimée à +78% pour les psychostimulants, +62,5% pour les antidépresseurs et +48,5% pour les antipsychotiques, des niveaux d’augmentation sans commune mesure avec ceux observés dans la population générale.
Chez les enfants autistes, le HCFEA relève qu’environ 36,8% recevaient un psychotrope en 2022, contre 31,8% en 2010, avec des durées moyennes de traitement dépassant 10 ans, en dépit des mises en garde de l’ANSM.
S’agissant plus spécifiquement des psychostimulants du type méthylphénidate, alors même que ce médicament fait l’objet d’une surveillance renforcée en raison de ses effets cardiovasculaires et neuropsychiques potentiels, on constate une tendance continue à l’augmentation et une initiation du traitement majoritairement entre 6 et 11 ans, au cœur de la période de développement cérébral.
Dans la population générale, la France demeure l’un des pays européens où l’usage des médicaments psychotropes est historiquement élevé, même si, pour les seuls antidépresseurs, elle se situe désormais autour de la moyenne des pays de l’OCDE avec environ 5,5 doses définies journalières pour 100 habitants en 2021, contre 6,6 en moyenne dans l’OCDE.
Les données de Santé publique France estiment qu’environ 16 millions de personnes âgées de 11 à 75 ans ont déjà pris des médicaments psychotropes au cours de leur vie, les anxiolytiques restant les plus consommés, devant les hypnotiques et les antidépresseurs.
La spécificité française tient à la fois à l’ampleur globale de la consommation psychotrope et à la croissance particulièrement rapide des prescriptions chez les enfants et adolescents, bien supérieure à celle observée chez l’adulte, ce que soulignent explicitement les rapports du HCFEA et d’Epi‑Phare.
Dans ce contexte, le choix de consacrer une large place, au sein de votre congrès, à la promotion et à l’extension des prescriptions de psychotropes pour des publics vulnérables apparaît en décalage complet avec les appels répétés des instances nationales et internationales à privilégier en première intention des approches éducatives, sociales, psychologiques et environnementales, et à encadrer beaucoup plus strictement le recours à ces médicaments chez les mineurs et les personnes âgées.
- La gestion de la contrainte, des mesures de protection et des contextes de privation de liberté
Nous notons également des sessions consacrées à la coercition « informelle » en psychiatrie, à l’évaluation psychiatrique de personnes en garde à vue, et aux mesures de protection juridique (tutelle, curatelle, etc.). Ces thématiques touchent directement à la liberté individuelle, aux risques de placements abusifs, et à la possibilité pour une personne de contester un diagnostic ou un traitement imposé.
Or, dans ces espaces, les associations de défense des droits, les juristes spécialisés en libertés publiques, les représentants d’usagers indépendants et les familles de victimes semblent très largement absents. En l’état, ces sessions risquent de servir avant tout à rationaliser et encadrer la contrainte, sans entendre réellement ceux qui en subissent les conséquences.
- Isolement et contention : des privations de liberté massives passées sous silence par le congrès
Le programme du Congrès français de psychiatrie 2025 est d’autant plus préoccupant qu’il ne comporte aucune session spécifiquement consacrée aux mesures privatives de liberté en psychiatrie et aux atteintes à la dignité que constituent l’isolement et la contention, alors même que ces pratiques sont au cœur des alertes nationales et internationales récentes.
Or, selon les dernières données publiées par l’Irdes, en 2022 près de 76 000 personnes ont été hospitalisées sans leur consentement à temps plein en psychiatrie en France, dont 37% ont fait l’objet au moins une fois d’une mesure d’isolement (environ 28 000 personnes) et 11% d’une mesure de contention mécanique (environ 8 000 personnes), ce qui représente des dizaines de milliers de placements en chambre d’isolement et de mises sous contention chaque année.
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) souligne, dans ses rapports, l’existence de très nombreux « angles morts » : mesures d’isolement et de contention non enregistrées, notamment aux urgences, pratiques d’isolement de patients officiellement en soins libres – y compris des mineurs – et recours à ces mesures pour des motifs essentiellement sécuritaires plutôt que thérapeutiques.
Sur le plan juridique, le Conseil constitutionnel a rappelé que l’isolement et la contention sont des mesures privatives de liberté qui ne peuvent être imposées sans l’intervention du juge judiciaire, « gardien de la liberté individuelle », ce qui a conduit à la réforme de l’article L. 3222‑5‑1 du Code de la santé publique par la loi du 14 décembre 2020 et à l’instauration d’un contrôle du juge des libertés et de la détention au‑delà de 72 heures d’isolement ou 48 heures de contention.
Pourtant, les rapports de la Chancellerie et du CGLPL montrent que le contentieux reste largement asymétrique : en 2024, 137 100 demandes relatives aux soins psychiatriques sans consentement ont été enregistrées devant les juges des libertés, mais les demandes de mainlevée d’isolement ou de contention demeurent marginales (environ 1%), alors que 75% des demandes de maintien de ces mesures sont acceptées, dans un contexte où de nombreuses mesures « informelles » échappent purement et simplement à tout contrôle judiciaire (https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/2025-10/RSJ2024%206_1.pdf).
Des enquêtes de presse et des études de recherche confirment par ailleurs que certains établissements dépassent des taux de 20% de malades attachés au cours de leur séjour sous contrainte, tandis qu’une trentaine d’hôpitaux ont prouvé qu’il est possible de quasiment supprimer la contention en réorganisant les pratiques, ce qui montre que ces mesures relèvent d’abord de choix institutionnels plutôt que d’une fatalité clinique. (https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/01/12/il-y-en-a-combien-qui-souffrent-comme-cela-depuis-des-annees-enquete-sur-les-patients-attaches-dans-les-hopitaux-psychiatriques_6493847_3224.html – https://www.em-consulte.com/article/1601456/isolement-et-la-contention-impact-chiffre-de-la-re)
Dans ces conditions, le silence de votre programme sur l’ampleur réelle de ces mesures privatives de liberté, sur les nombreux contournements du contrôle du juge et sur les graves atteintes à la dignité qu’elles entraînent pour les patients – parfois pendant des durées très longues, en contradiction avec l’exigence de « stricte nécessité » rappelée par le CGLPL et les textes internationaux – constitue, pour la Commission des Citoyens pour les Droits de l’Homme, une omission particulièrement grave.
Une manifestation scientifique qui prétend mettre « en lumière » la psychiatrie ne peut ignorer les milliers de personnes enfermées, attachées ou isolées chaque année en France, souvent sans information claire sur leurs droits et sans accès effectif à un recours, alors même que les plus hautes juridictions et les organes de contrôle appellent à une réduction drastique, voire à l’abolition de ces pratiques.
Au regard de ces constats, la Commission des citoyens pour les droits de l’homme vous adresse les demandes suivantes :
- Que les prochaines éditions du Congrès français de psychiatrie intègrent des sessions spécifiques, conçues et animées en partenariat avec des associations indépendantes, consacrées :
- Aux droits fondamentaux des personnes en psychiatrie ;
- Au consentement libre et éclairé et à la limitation stricte de la contrainte ;
- Aux voies de recours juridiques et aux moyens concrets de faire valoir ses droits;
- Aux témoignages de victimes d’abus psychiatriques et à l’analyse de ces abus.
- Que des débats véritablement contradictoires soient organisés sur :
- L’électroconvulsivothérapie et ses conséquences ;
- L’usage de psychédéliques et d’autres substances expérimentales ;
- La prescription de psychotropes chez les enfants, les adolescents, les femmes enceintes et les personnes âgées.
- Que l’ensemble des liens d’intérêts des intervenants avec l’industrie pharmaceutique et les promoteurs d’essais cliniques soit rendu public et facilement accessible pour les participants comme pour le grand public.
- Que des représentants de la société civile, dont la CCDH et d’autres organisations de défense des droits de l’homme, puissent être intégrés aux instances de réflexion ou de préparation du programme, afin de garantir qu’une véritable pluralité de points de vue soit prise en compte.
Notre objectif n’est pas de nier la souffrance psychique ni de disqualifier par principe tous les professionnels présents à ce congrès. Il est de rappeler que la santé mentale ne peut se construire durablement au prix de la dignité, de la liberté et de l’intégrité des personnes. Les dérives que nous documentons depuis des années – hospitalisations abusives, traitements imposés, effets secondaires graves, absence de recours effectif – imposent de reconsidérer en profondeur la manière dont la psychiatrie se pense et se pratique.
Nous restons disponibles pour un échange direct avec vous, avant, pendant ou après le congrès, afin de présenter nos observations plus en détail et de travailler, si vous le souhaitez, à l’élaboration de garanties concrètes pour la protection des droits fondamentaux des personnes en psychiatrie.
Dans l’attente de votre réponse écrite et d’engagements clairs en ce sens, veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de ma considération distinguée.
Mylène ESCUDIER
Présidente
Lettre ouverte aux organisateurs du Congrès français de psychiatrie 2025
