15 avril 2020 – Rapport du Rapporteur spécial sur le droit qu’à toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible
Extraits du Rapport du Rapporteur spécial sur le droit qu’à toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible
Conseil des droits de l’homme
Quarante-quatrième session 15 juin-3 juillet 2020
Distr. générale 15 avril 2020
https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G20/094/46/PDF/G2009446.pdf?OpenElement
Le Rapporteur spécial formule un certain nombre de recommandations à l’intention des États, des organisations représentant le milieu professionnel de la psychiatrie, et de l’Organisation mondiale de la Santé.
Tous les États, quel que soit leur niveau de revenu, n’en sont toujours qu’aux balbutiements de l’intégration de cadres et pratiques novateurs et normatifs susceptibles d’affranchir le domaine de la santé mentale des attitudes et pratiques discriminatoires et dépassées.
Cependant, les discussions concernant l’influence des rapports de pouvoir sur la prise de décisions, l’élaboration de programmes et la production de connaissances dans le domaine de la santé mentale mondiale sont encore en grande partie inexistantes. En outre, dans les écrits produits dans le monde, une moindre place est faite aux travaux menés et aux publications faites par ceux qui s’identifient comme des usagers de services psychiatriques ou des survivants de la psychiatrie ou comme des personnes présentant un handicap psychosocial.
En raison des effets conjugués de l’emprise du modèle biomédical, des asymétries dans les rapports de force et du recours généralisé aux pratiques coercitives, les personnes ayant des problèmes mentaux, mais aussi tout le domaine de la santé mentale, sont les otages de systèmes dépassés et inefficaces. Les États et les autres parties prenantes, en particulier les professionnels de la psychiatrie, devraient porter un regard critique sur cette situation et unir leurs efforts sur la voie, sur laquelle ils sont déjà engagés, menant à l’abandon des systèmes hérités du passé, fondés sur la discrimination, l’exclusion et la coercition.
Mesurer est essentiel pour mettre en évidence les liens qui existent entre le handicap, la santé mentale et les déterminants de la santé ainsi que pour faire de la santé mentale un domaine prioritaire dans le monde. Cependant, la mesure des déterminants de la santé repose souvent sur des critères de diagnostic psychiatrique, qui prennent la forme de listes de contrôle faciles à suivre. Non seulement les critères et les listes de contrôle posent de sérieux problèmes, mais ils individualisent la détresse, raison pour laquelle leur utilisation en tant qu’outils de cartographie des effets des déterminants de la santé sur la santé mentale a été critiquée 18 . Pour ce qui est des systèmes de mesure, il faudrait s’éloigner des modèles causaux, fondés sur l’individu, des déterminants de la santé pour s’attaquer aux conditions structurelles et aux causes profondes, en faisant véritablement participer les usagers des services et les personnes handicapées à la prise de décisions sur ce qui compte en matière de santé mentale. Il faudrait également mettre au point des indicateurs permettant d’évaluer les effets des mesures prises sur les déterminants de la santé mentale et prévoir des indicateurs fondés sur les droits pour mesurer les progrès accomplis, comme le propose le Conseil des droits de l’homme dans sa résolution 40/12.
Les déterminants de la santé continuent de faire l’objet d’une vive attention de la part des pouvoirs publics, en particulier au sein du Mouvement en faveur de la santé mentale dans le monde, mais il se pourrait que cette attention demeure purement rhétorique et qu’elle ne donne pas véritablement lieu aux réformes structurelles qui s’imposent dans les systèmes de santé mentale, notamment dans le domaine de la psychiatrie19. Dans son rapport consacré à la formation du personnel de santé, le Rapporteur spécial a mis en évidence une série de changements pédagogiques qui offrent des perspectives très encourageantes pour ce qui est de l’intégration de ces connaissances dans la pratique (A/74/174).
Le discours sur la santé mentale dans le monde demeure fondé sur cette approche selon laquelle les personnes seraient « folles » ou « mauvaises », ainsi que sur les lois, pratiques et attitudes qui reposent excessivement sur l’idée que les soins de santé mentale servent principalement à prévenir des comportements potentiellement dangereux ou nécessitant une intervention médicale (thérapeutique). Ceux qui défendent les approches fondées sur les droits, guidées par les principes modernes de santé publique et fondées sur des preuves scientifiques, contestent la distinction qui est établie entre les « fous » et les « mauvais », arguant que celle-ci est dépassée, discriminatoire et inefficace.
Le processus de médicalisation est souvent associé au contrôle social, qui permet de délimiter de façon stricte les comportements et expériences jugés normaux ou acceptables. La médicalisation peut occulter la capacité d’une personne à se replacer elle-même et à replacer ses propres expériences dans un contexte social donné, ce qui empêche l’identification des sources légitimes de détresse (déterminants de la santé, traumatisme collectif) et entraîne une aliénation.
Dans la pratique, lorsque l’on considère que les expériences et les problèmes relèvent davantage de la médecine que du contexte social ou politique ou du vécu, on choisit un traitement axé sur des interventions individualisées qui visent à restaurer chez l’individu une certaine capacité de fonctionnement au sein d’un système social plutôt qu’à remédier aux séquelles de la souffrance et à apporter les changements nécessaires pour soulager cette souffrance au niveau social. En outre, la médicalisation risque de légitimer des pratiques coercitives qui violent les droits de l’homme et peut renforcer encore la discrimination dont sont victimes les groupes déjà marginalisés tout au long de leur vie et de génération en génération.
On constate, avec inquiétude, une tendance à recourir à la médecine pour poser un diagnostic et, ensuite, déposséder la personne de sa dignité et de son autonomie dans une variété de domaines d’action sociale, pour beaucoup considérés comme consistant en des réformes populaires de formes dépassées de sanction et d’incarcération. La médicalisation ne tient pas compte de la complexité du contexte social dans lequel vit l’individu, et ses tenants considèrent qu’il existe une solution concrète et mécaniste (et souvent paternaliste) à toute pathologie. Cela montre que la communauté internationale rechigne à véritablement affronter la souffrance humaine et que les émotions négatives normales que chacun éprouve au cours de la vie ne sont pas tolérées.
La manière dont le « besoin de traitement » ou la « nécessité médicale » sont invoqués pour justifier la discrimination et l’injustice sociale est préoccupante. La prédominance de l’approche biomédicale a fait que des États invoquent leur autorité pour justifier des interventions qui limitent les droits des individus.
La « dangerosité » ou la « nécessité médicale » ont été invoquées pour justifier le recours à des traitements forcés dans des établissements de santé mentale. Ces appréciations sont faites par une personne autre que le principal intéressé. Puisqu’elles sont subjectives, elles doivent faire l’objet d’un examen plus approfondi du point de vue des droits de l’homme. Alors que, dans le monde entier, certains se battent pour libérer les personnes en proie à une grave détresse émotionnelle, les chaînes et les verrous physiques sont remplacés par des moyens de contention chimique et une surveillance active. L’État concentre trop son attention et ses ressources sur le suivi des individus « nécessitant un traitement médical », raison qu’il invoque généralement pour justifier un tel suivi.
De plus en plus, les psychiatres demandent que la création de connaissances et la formation en psychiatrie soient fondamentalement repensées, et insistent à nouveau sur l’importance des soins relationnels et sur l’interdépendance entre la santé mentale et la santé sociale[1]. Le Rapporteur spécial est aussi de cet avis, mais demande aux représentants et aux chefs de file de la profession psychiatrique de faire des droits de l’homme des valeurs fondamentales lorsqu’ils choisissent de prescrire un traitement pour des problèmes de santé mentale.
Lorsque l’on envisage de commencer un traitement, le principe du primum non nocere (avant tout, ne pas nuire) doit servir de fil directeur.
Malheureusement, les lourds effets secondaires des interventions médicales sont souvent passés sous silence, les méfaits associés à de nombreux psychotropes sont minimisés et les avantages qu’ils apportent sont exagérés dans les publications[2].
Il faut donc considérer le risque de surdiagnostic et de surtraitement comme un effet iatrogène potentiel des efforts actuellement déployés dans le monde pour élargir l’accès aux traitements. En outre, les violations des droits de l’homme et les préjudices sociaux plus larges causés par la médicalisation, tels que l’exclusion sociale, le traitement forcé, la perte de la garde d’enfants et la perte d’autonomie, méritent une plus grande attention. La médicalisation touche tous les aspects de la vie des personnes présentant un handicap psychosocial ; elle porte atteinte à leur capacité de voter, de travailler, de louer un logement et d’être des citoyens à part entière qui participent à la vie de leur communauté.
Toute hypothèse selon laquelle les médicaments psychotropes sont la meilleure méthode de gestion des problèmes de santé mentale, y compris ceux des personnes handicapées, est contraire aux dispositions de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qui va dans le sens d’un éloignement du modèle médical.
On observe, à l’échelle internationale, une tendance générale à l’augmentation des taux de prescription de médicaments psychotropes aux enfants et aux adolescents, ainsi qu’aux adultes, bien que ces taux varient fortement d’un pays à l’autre[3]. Un nombre croissant d’études ont mis en évidence une augmentation de la polymédication de longue durée chez les enfants et les adolescents en ce qui concerne les antipsychotiques et d’autres classes de psychotropes[4]. Ces médicaments sont de plus en plus utilisés dans une optique de contrôle comportemental et social.
En exposant inutilement les enfants aux médicaments psychotropes, on porte atteinte à leur droit à la santé. Bien qu’il soit impossible de cerner précisément les raisons de l’accroissement du nombre de troubles mentaux diagnostiqués chez l’enfant et, partant, de l’augmentation de la consommation de psychotropes et de la polymédication, l’extension du champ des diagnostics[5], l’utilisation accrue des technologies et l’accentuation de l’isolement social ont été évoquées.
Sans que l’on sache pourquoi, cette tendance se dessine en dépit des preuves toujours plus nombreuses des incidences néfastes des expériences négatives vécues dans l’enfance sur la santé mentale et le bien-être des personnes.
La tendance à médicaliser la détresse des enfants risque de conduire à une situation dans laquelle divers médicaments sont prescrits pour répondre à différents symptômes, dont certains sont des effets iatrogènes de ces médicaments, même si cela n’est pas prouvé en ce qui concerne la polymédication chez l’enfant[6].
Les enfants ont le droit de s’épanouir, de se développer pleinement afin de réaliser tout leur potentiel et de jouir d’une bonne santé physique et mentale dans un monde durable.
Il est primordial d’engager les investissements nécessaires pour assurer les ressources nutritionnelles, éducatives et sociétales indispensables à un développement sain, et de remédier aux conséquences des expériences négatives vécues dans l’enfance.
Le Rapporteur spécial se félicite que des organisations actives dans le domaine de la santé mentale des enfants et des adolescents s’opposent à la surmédicalisation et s’emploient à mettre en place, à destination de ces derniers, des services de santé mentale visant à empêcher les mesures coercitives et le recours excessif aux psychotropes[7].
Il importe de former les professionnels de la santé mentale et de sensibiliser la société au sens large de sorte qu’ils comprennent que les médicaments psychotropes ne constituent pas une option thérapeutique de première intention efficace en matière de santé mentale chez les enfants et les adolescents, et que le recours abusif à ces médicaments va à l’encontre du droit à la santé. Un large éventail d’autres stratégies, telles que l’observation vigilante et d’autres approches psychosociales, doivent être disponibles, accessibles, acceptables et de qualité satisfaisante.
Aussi, il est indispensable de développer des solutions de remplacement fondées sur les droits et excluant toute forme de coercition.
En accordant la priorité aux seuls problèmes de santé mentale dits légers (courants), comme y incitent les institutions financières internationales et les acteurs de la santé mondiale, on ne pourra s’acquitter des obligations fondamentales qui découlent du droit à la santé. Pour opérer une transformation fondée sur les droits, il faut commencer par remédier à la situation critique des personnes abandonnées à leur sort dans les systèmes de santé de type coercitif et de celles qui entrent dans les systèmes de santé mentale avec des handicaps intellectuels, cognitifs ou psychosociaux sans avoir accès à aucun service d’aide de proximité, les investissements consacrés aux solutions alternatives demeurant par trop insuffisants.
D’autres modèles de services de santé mentale, respectueux des droits de l’homme : concepts et principes clefs de l’aide fondée sur les droits
Des pratiques non conventionnelles porteuses de transformation existent depuis des dizaines d’années et se sont pour beaucoup révélées efficaces. Elles prennent de nombreuses formes, qu’il s’agisse de l’action louable que mène l’OMS au niveau mondial dans le cadre de son initiative QualityRights visant à améliorer la qualité des soins et des services de santé mentale, ou encore des réformes systémiques de la santé des collectivités au Brésil et en Italie ou des innovations très circonscrites localement dans des environnements plus ou moins dotés en ressources partout dans le monde, parmi lesquelles les maisons Soteria, l’approche Open Dialogue, les centres d’aide ponctuelle entre pairs, les espaces de prise en charge non médicamenteuse, les groupes locaux d’aide au rétablissement et les modèles de développement local[8] . Une révolution silencieuse est en marche dans des quartiers et communautés du monde entier. Ces initiatives en rupture avec la norme établie sont nées d’un profond engagement en faveur des droits de l’homme, de la dignité et des pratiques non coercitives, autant d’objectifs qui demeurent hors d’atteinte dans des systèmes de santé mentale conventionnels corsetés par le paradigme biomédical.
Ainsi qualifiées de « solutions de remplacement », ces innovations tendent paradoxalement à être ignorées comme si elles n’avaient pas leur place aux côtés des autres initiatives destinées à transformer la santé mentale. Or, elles font partie intégrante des transformations nécessaires pour soutenir le droit à la santé mentale au niveau mondial. Il faudrait donc parler, non pas de solutions de remplacement, mais de « dispositifs d’aide fondés sur les droits ».
À mesure que ces innovations voient le jour, il est indispensable de définir un cadre de référence permettant de les aiguiller dans la bonne direction et d’évaluer leur conformité avec le droit à la santé, notamment au regard de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Les publications consacrées à la mise en place d’une aide fondée sur les droits dans ce domaine opérationnel restent bien trop rares et le Rapporteur spécial engage la communauté internationale des donateurs à soutenir davantage les recherches dans le domaine des droits de l’homme, qui sont essentielles pour orienter les activités menées aux niveaux mondial, régional et national afin de développer l’aide fondée sur les droits et de faciliter une transition marquant une rupture radicale avec la coercition. Les principes clefs énoncés ci-dessous ont leur fondement dans le droit à la santé et s’inspirent des principes de la Convention. Il faut y voir une modeste contribution aux cadres fondés sur les droits visant à promouvoir les activités destinées à orienter les pratiques fondées sur les droits et porteuses de transformation dans les systèmes de santé mentale existants et au-delà.
[1] Voir Caleb Gardner et Arthur Kleinman, « Medicine and the mind − the consequences of psychiatry’s identity crisis », The New England Journal of Medicine, vol. 381, n o 18 (octobre 2019).
[2] Voir Joanna Le Noury et al., « Restoring Study 329: efficacy and harms of paroxetine and imipramine in treatment of major depression in adolescence », The BMJ, vol. 351 (septembre 2015).
[3] Voir Hans-Christoph Steinhausen, « Recent international trends in psychotropic medication prescriptions for children and adolescents », European Child & Adolescent Psychiatry, vol. 24, n o 6 (juin 2015)
[4] Voir Amanda R. Kreider et al., « Growth in the concurrent use of antipsychotics with other psychotropic medications in Medicaid-enrolled children », Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, vol. 53, n o 9 (septembre 2014).
[5] Voir Allen Frances et Laura Batstra, « Why so many epidemics of childhood mental disorder? », Journal of Developmental & Behavioral Pediatrics, vol. 34, n o 4 (mai 2013).
[6] Voir Jon Jureidini, Anne Tonkin et Elsa Jureidini, « Combination pharmacotherapy for psychiatric disorders in children and adolescents: prevalence, efficacy, risks and research needs », Pediatric Drugs, vol. 15, n o 5 (octobre 2013).
[7] Voir Joseph M. Rey, Tolulope T. Bela-Awusah et Jing Liu, « Depression in children and adolescents », dans Textbook of Child and Adolescent Mental Health, Joseph M. Rey (dir. publ.) (Genève, International Association for Child and Adolescent Psychiatry and Allied Professions, 2015).
[8] Piers Gooding et al., Alternatives to Coercion in Mental Health Settings: A Literature Review, Melbourne Social Equity Institute, Université de Melbourne (2018) ; Peter Stastny et Peter Lehmann (dir. publ.), Alternatives Beyond Psychiatry (Berlin, Peter Lehmann Publishing, 2007).